Télé-expertise pour limiter les consultations en rétine médicale ; l’expérience de l’hôpital Moorfields (Londres) et la question sous-jacente sur la place des ophtalmologistes dans un vaste réseau de soins dématérialisé.

Télé-expertise pour limiter les consultations en rétine médicale ; l’expérience de l’hôpital Moorfields (Londres) et la question sous-jacente sur la place des ophtalmologistes dans un vaste réseau de soins dématérialisé.

L’équipe d’ophtalmologie du Moorfields Eye Hospital, institution anglaise réputée à l’échelle internationale, vient de publier un article dans le British Journal of Ophthalmology sur un réseau de télé-expertise entre des optométristes localisés à distance et leur département d’ophtalmologie spécialisé en maladies de la rétine, en basant cette interaction sur une plate-forme informatique dématérialisée (située sur le « cloud », selon la terminologie actuelle).
La question de la télé-ophtalmologie se pose de façon plus aigüe en Angleterre en raison du faible nombre d’ophtalmologistes par habitant, alors qu’il existe en revanche un réseau d’optométristes à la fois dense et largement distribué sur le territoire. Dans ce contexte, les campagnes de dépistage des maladies de la rétine pourraient reposer sur une interface rationnelle entre ces deux corps de métier, en profitant d’une utilisation massive des techniques d’imagerie dont les résultats sont parfaitement transmissibles par internet. L’objectif serait alors de faciliter la prise en charge des patients, tout en optimisant l’emploi du temps des ophtalmologistes en réservant leur temps aux situations nécessitant vraiment un avis spécialisé de leur part, et non un simple examen de routine.
Si l’acquisition massive des machines d’imagerie nécessaires à ce réseau, notamment les tomographes rétiniens (OCT) et les rétinographes non-mydriatiques (RNM), serait un frein dans beaucoup de pays, ce point semble être en partie résolu en Angleterre grâce à l’initiative d’une chaine d’optique (Specsaver, Saint Andrew, UK) qui a équipé en OCT et RNM plus de 740 sites d’optométrie. Dans la foulée, la plupart des chaines d’optique concurrentes ont équipé leur propre réseau, pour arriver à une très forte couverture du territoire en OCT et RNM de proximité (dans des sites d’optométrie…).
En tentant de tirer avantage de cette situation, les ophtalmologistes londoniens nous proposent une preuve de concept de ce nouveau parcours de soins dans les maladies rétiniennes. Au total, 107 dossiers de patients vus initialement par des optométristes répartis à une centaine de kilomètres de Londres ont été analysés dans le cadre de ce qui ressemble, selon la terminologie française, à de la télé-expertise. Les optométristes ont interrogé les patients sur les antécédents, l’histoire de la maladie, les traitements en cours, puis ont mesuré leur acuité́ visuelle avant d’acquérir des images de leur rétine en OCT et RNM (clichés en champ de 45°). Ils ont ensuite transféré́ toutes ces données, en mode protégé, sur un site du « cloud » nommé Big Picture Medicals (London, UK). Les ophtalmologistes référents ont ensuite analysé ces données pour classer les dossiers en 3 catégories : besoin d’une consultation par un ophtalmologiste et en urgence (dans les 4 semaines selon leurs critères), besoin d’une consultation de routine par un ophtalmologiste (dans les 18 semaines) ou pas besoin d’une consultation par un ophtalmologiste avant le contrôle suivant, toujours par un optométriste du réseau et dans un délai de 1 an. Sur 107 dossiers adressés par les optométristes, 4 n’ont pas pu être classés par l’ophtalmologiste référent car certaines données manquaient. Sur les 103 complètement analysables, 54 (52 %) n’ont pas été jugés comme relevant d’une consultation ophtalmologique présentielle, même en routine, et à l’inverse, 14 (14 %) ont été considérés comme urgents. Comme on peut s’en douter, la plupart de ces situations concernaient la DMLA exsudative, avec baisse d’acuité́ visuelle dans 86 % des cas, les autres causes étant les membranes épirétiniennes et les naevi choroïdiens.

Pour l’ensemble de ces procédures, les optométristes ont passé en moyenne 9,2 minutes pour chaque patient (dont 2,1 min pour l’histoire de la maladie, et 6,7 min pour l’acquisition des images), et en regard, les ophtalmologistes référents ont passé en moyenne 3 min pour analyser chaque dossier (dont 1 min pour l’histoire médicale, 1,1 min pour la lecture des images, et 0,9 min pour l’écriture du rapport).
    On peut certes considérer que des données importantes manquaient pour une analyse complète de la pertinence de cette procédure, la principale étant l’absence de calcul de la valeur prédictive positive et négative de la télé-expertise (autrement dit le fait de bien classer les patients dans la bonne catégorie).
Mais les leçons à tirer de cette publication sont déjà multiples. La première est évidemment le gain de temps directement lié à l’économie de consultations présentielles, puisque cela dépassait la moitié des cas. Cette économie ne porte pas seulement sur le temps gagné pour l’équipe médicale, mais aussi sur les à-côtés. Si l’on se rappelle que 55 % des patients souffrant d’une DMLA sont aussi atteints de comorbidités, potentiels obstacles à leurs déplacements, on mesure aussi le gain de temps et d’efforts pour les patients, comme pour leur famille qui bien souvent doit les accompagner chez l’ophtalmologiste, surtout s’ils consultent loin de leur lieu de vie. On imagine le temps de transport économisé, les coûts sociaux des arrêts de travail pour les accompagnants, les coûts réels des transports médicalisés, etc. A cet égard, une étude du rapport coût/efficacité de cette procédure aurait apporté des renseignements précieux pour savoir si cette modification majeure de l’organisation du parcours de soins en maladies rétinienne présente au moins l’avantage d’un moindre coût global pour la société, à défaut de conserver aux médecins l’entièreté de leurs prérogatives.  
Cet article soumis au journal bien avant le début de la crise sanitaire en Angleterre tombe finalement à pic à l’heure de sa parution, car la pandémie de COVID-19 a suscité de nouvelles habitudes de consultation, notamment la planification des rendez-vous en fonction du contexte médical réellement sous-jacent, et certaines de ces habitudes seront probablement conservées au décours de cette crise sanitaire.
Si la télé-ophtalmologie n’en est qu’à ses balbutiements, on voit déjà poindre ce qu’elle pourrait devenir dans un avenir proche, et on peut même imaginer ce qu’elle sera à plus long terme, lorsque les machines d’imagerie oculaire seront couplées à des logiciels d’intelligence artificielle, qui permettront de gagner encore en temps d’analyse, et même peut-être en fiabilité. On peut aussi d’ailleurs imaginer que la place des ophtalmologistes dans ce type de réseaux de soins sera entièrement à redéfinir par rapport à nos pratiques actuelles, avec des enjeux stratégiques majeurs pour notre profession.

 

 

 

 

Kern C, Jack Fu D, Kortuem K, Huemer J, Barker D, Davis A, Balaskas K, Keane PA, McKinnon T, Sim DA. Implementation of a cloud-based referral platform in ophthalmology: making telemedicine services a reality in eye care. Br J Ophthalmol 2020;104:312–317


Reviewer : Marc Labetoulle