Pourquoi s’embêter à greffer quand un rhexis et un collyre suffisent ?

POURQUOI S’EMBETER A GREFFER QUAND UN RHEXIS ET UN COLLYRE SUFFISENT ?

L’endothélium cornéen n’a pas fini de nous surprendre…Ce tissu, qu’on pensait incapable de renouvellement, dispose en fait de capacités de division et de migration qui peuvent être stimulées pharmacologiquement. En fait, la multiplication des cellules endothéliales est bloquée par une inhibition de contact. Plus précisément, le contact des cellules entre elles déclenche l’expression d’une protéine (p27Kip1) qui inhibe la transition des cellules vers la phase S du cycle cellulaire (phase de réplication de l’ADN précédant la mitose), et les maintient en phase G1 (une phase de croissance et de préparation à la phase S).

Du coup, parmi les directions de recherche pour traiter la défaillance endothéliale, certains groupes ont misé sur la simplicité, et parié que l’ablation d’une zone centrale d’endothélio-Descemet (où les cellules sont les plus défectueuses, et où les gouttes sont maximales) serait suivie spontanément par une division et une migration des cellules périphériques permettant une restauration de la transparence cornéenne centrale. C’est notamment l’objet d’une petite série quasi expérimentale publiée en 2016 par Borkar et al.1 Des patients atteints de dystrophie de Fuchs (DF) bénéficiaient d’un « stripping » central de la Descemet en fin de chirurgie de cataracte. Sur les 13 yeux opérés, 10 avaient une très bonne récupération à 6 mois (avec des acuités visuelles ≥ 10/10), tandis que 3 présentaient un œdème persistant. Cette technique serait toutefois plus efficace dans la DF que dans les autres causes d’insuffisance endothéliale (décompensation endothéliale du pseudophake notamment) dont la physiopathologie est très différente.

Il s’agit dans tous les cas d’un geste simple et peu coûteux, qui n’expose à aucune des complications potentielles d’une greffe de cornée. De plus, en cas d’échec, une greffe endothéliale reste possible et ce, avec un bon résultat.2 Ces résultats inconstants, mais très prometteurs, ont tout naturellement poussé d’autres équipes à trouver des solutions pour améliorer la technique. Une des pistes est l’utilisation adjuvante de collyre aux inhibiteurs de Rho-kinase. Ces molécules, capables de pénétrer la chambre antérieure lorsqu’elles sont appliquées par voie topique, favorisent en effet la division et la migration des cellules endothéliales cornéennes (voir revue de presse de janvier 2018).

Macsai et al. ont très récemment publié les résultats d’une étude pilote où ils comparaient la récupération visuelle de patients atteints de DF, opérés de stripping endothélial avec ou sans traitement postopératoire par collyres aux inhibiteurs de Rho-kinase.

Ils ont inclus des patients atteints de DF sans autre comorbidité oculaire ni opacité stromale, avec une acuité inférieure à 4/10, chez qui ils avaient effectué un descemetorhexis emportant une zone centrale en regard de la zone la plus œdémateuse et la plus affectée par les gouttes. La technique employée pour ce descemetorhexis était différente de celle utilisée lors d’une greffe endothéliale (comme la DMEK). Dans cette dernière, l’endothélio-Descemet est découpée à l’aide d’un crochet de Sinskey inversé, puis décollée par grattage. Dans l’étude de Macsai et al., le Sinskey inversé ne servait qu’à marquer 4 points de repère pour le diamètre de la zone à enlever, mais l’ablation était réalisée avec la sonde d’aspiration du phako-émulsificateur, en prenant soin de déchirer la Descemet de manière curviligne, et de l’aspirer sans altérer le stroma postérieur sous-jacent. Cette technique moins traumatique, permettrait, selon les auteurs, de faciliter la migration endothéliale ultérieure. Les 2 groupes (contrôle et inhibiteur de rho-kinase) comportaient 9 yeux de 9 patients, avec une densité endothéliale périphérique > 1000 cellules/mm2. Les patients du groupe inhibiteur de rho-kinase recevaient du ripasudil à 0,4% (un collyre commercialisé au Japon comme hypotonisant sous le nom de Glanatec), à raison d’une goutte 4 fois par jour pendant 2 mois, en plus du traitement postopératoire classique (corticoïdes et antibiotiques pendant une semaine).

Dans le groupe ripasudil, la récupération visuelle (définie par le délai pour atteindre une acuité visuelle ≥ 5/10) a été plus rapide (4,6 versus 6,5 semaines, p=0,01) que celle du groupe sans inhibiteur des Rho-kinases, et la densité endothéliale centrale à 3, 6 et 12 mois est demeurée stable alors qu’elle diminuait au long du suivi dans le groupe contrôle (la différence entre les deux groupes a fini d’ailleurs par atteindre le seuil de la significativité).

De façon surprenante, les acuités visuelles après 12 mois de suivi n’ont pas été comparées dans cette étude, mais elles semblaient toutefois similaires dans les 2 groupes (entre 8 et 10/10), à l’exception d’1 patient du groupe ripasudil qui avait développé un œdème cornéen entre 6 et 12 mois, faisant chuter son acuité visuelle  à 1/10.

Le faible effectif de patients et le la brièveté du suivi dans cette étude ne permettent bien sûr pas de tirer de conclusions définitives, ou même d’émettre une quelconque recommandation en l’état, mais ces résultats laissent tout de même espérer de futurs développements à cette technique simple, peu risquée, bien moins coûteuse qu’une greffe endothéliale, chez les patients atteints de DF mais ayant encore une « réserve » de cellules endothéliales périphériques.   

 

1) Borkar DS, Veldman P, Colby KA. Treatment of Fuchs Endothelial Dystrophy by Descemet Stripping Without Endothelial Keratoplasty. Cornea. 2016 Oct;35(10):1267-73.

 

2) Rao R, Borkar DS, Colby KA, Veldman PB. Descemet membrane endothelial keratoplasty after failed descemet stripping without endothelial keratoplasty. Cornea. 2017 Jul;36(7):763-766.

 

Macsai MS, Shiloach M. Use of topical rho kinase inhibitors in the treatment of Fuchs dystrophy after descemet stripping only. Cornea. 2019 May;38(5):529-534.

 

Reviewer : Antoine Rousseau, thématique : cornée